Il est des stades qui sont bien plus que le théâtre de rencontres de football. Tout au fil de cette série nous en avons rencontré un certain nombre. Celui que nous abordons aujourd’hui est pourtant, à mon sens, un cran au-dessus en termes de symbolique. Loin de se cantonner à être un terrain de jeu, Ibrox Park est un structurant à la fois identitaire et spatial de Glasgow. Il faut dire que la rivalité qui existe entre les Rangers et le Celtic dépasse allègrement le cadre du football et déborde de l’Old firm (la rencontre opposant les deux clubs) : revendiquant fièrement son attache irlandaise et son catholicisme (le drapeau irlandais a souvent flotté dans les travées d’Hampden Park), le Celtic s’oppose aux Rangers qui est le club des protestants et des Ecossais – pour schématiser grossièrement.
Cette structuration entre les deux clubs principaux de la ville est là pour rappeler à quel point Glasgow est divisée. Ville possédant l’une des espérances de vie les moins élevées d’Europe Occidentale, Glasgow est également l’une des plus inégalitaires du monde si bien qu’en quelques stations de métro l’on peut voir chuter l’espérance de vie à un peu plus de 50 ans. La pauvreté prégnante dans la ville fait donc du football une sorte d’échappatoire permettant à bien des personnes d’échapper à la morosité du quotidien morne et gris. C’est donc un double drame lorsqu’une catastrophe s’attaque au football, une sorte d’entrée par effraction de la triste vie quotidienne dans cette bulle que constitue ce sport. A cet égard, Ibrox Park est le symbole de cette échappatoire maltraitée et de la difficulté à trouver un équilibre entre la mémoire et l’oubli dès lors que de telles catastrophes se produisent.
Le drame originel
Si Ibrox Park est aujourd’hui connu sur toute la planète ou presque c’est assurément parce qu’il est l’antre de l’un des clubs les plus mythiques du football, les Glasgow Rangers. C’est d’ailleurs sur ce théâtre que les Rangers ont connu leur récente traversée du désert et leur retour en première division et en coupe d’Europe, un peu comme si Ibrox Park avait veillé sur eux pendant leur convalescence alors que personne ou presque à part leurs supporters ne pensait encore à eux. C’est pourtant lors d’un match opposant deux sélections nationales que va se produire le premier drame d’Ibrox Park, celui qui est tombé dans les limbes de l’histoire du football.
Alors que l’Ecosse accueille l’Angleterre dans un match de gala en 1902, la flambante neuve tribune ouest du stade s’écroule. Après enquête, il s’avèrera que les fortes pluies des jours précédents sont la cause de ce drame, un peu comme si la tribune avait été construite en sucre et avait été rongée par les trombes d’eau tombant sur Glasgow ces jours-là. Les fondations ont effectivement mises à mal par les pluies torrentielles et à la 51ème minute de jeu, des centaines de supporters chutent d’une centaine de mètres. Le bilan s’élèvera à 25 morts et plusieurs centaines de blessés. Si cette tragédie est relativement oubliée aujourd’hui, elle a permis d’avancer sur l’architecture des tribunes. La tribune consistait en des gradins de bois soutenus par une armature en fer. Après l’accident, ce type de construction pour les gradins se voit discrédité. Partout dans le Royaume-Uni, les gradins furent alors construits sur des talus ou « en dur ».
1971, année noire
Malheureusement, cette tragédie n’est pas la plus meurtrière qui ait frappé Ibrox Park. Plusieurs décennies plus tard, en 1971 lors de l’Old Firm, dans le froid et la grisaille du début d’année un autre drame frappe le stade et conduit à la mort de 66 personnes dont un nombre important d’enfants. L’origine du drame est quelque peu floue puisque d’aucuns évoquent pour expliquer ce drame le fait que certains supporters rebroussent chemin alors qu’ils quittaient le stade lorsque les Rangers égalisent en toute fin de match contre leurs ennemis jurés alors que l’enquête officielle parle d’un mouvement de foule se dirigeant vers la pelouse pour célébrer le but égalisateur et écrasant sur son passage des personnes.
Ce désastre entraine rapidement une réorganisation complète d’Ibrox Park. L’entraîneur puis manager général du club, William Waddell, visite le Westfalenstadion de Dortmund pour s’inspirer de ses aménagements. Ibrox est reconverti en un stade ayant uniquement des places assises. Pendant longtemps, le stade eut une relation ambivalente à la mémoire de ce drame, celui-ci n’étant rappelé que par une simple plaque apposée à l’angle où il était arrivé. Ce n’est que trente ans plus tard qu’un mémorial aux morts de ce funeste jour fut construit à l’angle de la tribune principale. Rappelant les noms des victimes, il est surmonté par une statue de John Greig, capitaine des Rangers à l’époque du drame comme pour signifier que le club, les joueurs et leurs supporters ne font qu’un.