Ultras marocains : le stade comme exutoire

En début d’été 2018, une large campagne de boycott s’est propagée au Maroc. Son but : mettre fin au coût prohibitif de trois produits de consommation populaire. Si le carburant figurait bien parmi ces trois produits (à l’instar de l’eau et du lait), c’est bien une contestation de masse populaire qui a vu le jour, bien loin des revendications parfois fortement individualistes qu’ont connues les routes françaises ces dernières semaines. Loin d’être anecdotique, ce mouvement de masse permet aux classes dominées de la population marocaine d’exprimer leur mal-être, tout en évitant la répression féroce inhérente aux manifestations sociales ayant lieu dans les rues.

 

« Au Maroc, la rue est inaccessible pour les gens »

 

Face à l’arbitraire du pouvoir, il faut donc ruser pour éviter la prison. Les militants du Hirak, dans le Rif marocain (région avant-gardiste en termes de revendications sociales et par conséquent de répression étatique) l’ont appris à leurs dépens. Dès lors, des contestations alternatives s’organisent dans la société marocaine. En dépit de droits étriqués et de libertés bafouées, les marocains résistent tant bien que mal. Et pour ce faire, la campagne de boycott ne fut pas la seule initiative des Marocains oppressés.

Un sympathisant du Wydad Casablanca*, le WAC (vainqueur de la Ligue des Champions africaine en novembre 2017) confirme : « [Le Maroc est] un pays où l’espace de liberté est très limité et ne cesse de se réduire ». Pour lui, les rares instants où « tu vois les gens, les jeunes dire ce qu’ils pensent » font « chaud au cœur » et posent la première pierre d’une convergence des esprits, préalable indispensable à une éventuelle convergence des luttes. Toutefois il tient à signaler un élément important à ses yeux pour comprendre avec acuité la situation marocaine : « Ces jeunes [Marocains] n’ont jamais connu Hassan II » (souverain du Maroc de 1961 à 1999) encore plus autoritaire et répressif que son fils Mohamed VI, souverain actuel du Maroc, et n’ont donc pas forcément le même état d’esprit que leurs ainés.

Les tentatives de contestation populaire reflètent pour lui « les cris de douleur » d’un peuple voyant dans le règne de Mohamed VI « l’échec d’une nouvelle ère », pourtant prêchée par le roi depuis son accession au trône il y a bientôt 20 ans, le 23 juillet 1999. Pour illustrer cette désillusion, un exemple récent vient donner du sens à ces sentiments. En effet, le récent rétablissement du service militaire obligatoire est perçu comme une « tentative de cadrer une génération devenue incontrôlable pour le régime ».

Mais pour ce sympathisant du Wydad, cette mesure s’est retournée contre le roi. Des banderoles hostiles au rétablissement du service militaire ont vu le jour dans des stades, devenus l’une des rares places sur laquelle la répression étatique s’effectuait avec plus de difficulté. Devenue « inaccessible pour les gens », la rue n’est pas le lieu privilégié par les contestataires qui lui préfèrent des lieux plus denses comme les stades ou Internet, afin d’échapper le plus possible à la répression du régime. Les ultras du WAC (notamment les « Winners ») ne sont pas les seuls à laisser entendre leurs revendications politiques dans les stades. Les « Eagles » du Raja (club rival du Wydad situé à Casablanca également) et les « Ultras Shark » de la ville portuaire de Safi ont également été les instigateurs de protestations collectives. Parfois systémiques et globales – contre le régime autoritaire de Mohamed VI et ses dérives –, les revendications peuvent aussi porter sur des thèmes plus précis comme les interdictions de stades pour certains ultras ou l’incarcération – bien souvent abusive –  de certains ultras. Précisons toutefois que cette répression féroce n’est pas l’apanage de la monarchie marocaine. La France, pourtant en tête lorsqu’il s’agit de faire des leçons de démocratie et de libertés aux pays du Sud, réprime elle aussi fortement les ultras des clubs français, en multipliant les interdictions de déplacement aux motivations infondées voire totalement imaginaires.

« Les chants sont le symptôme d’une crise sociale horrible »

 

Pour faire entendre ce qu’un Wydadi (supporter du Wydad) appelle un « cri de détresse », les Marocains évitent la rue au profit des stades et du réseau Internet. Il abonde : « C’est un signe d’alerte qui doit interpeller le régime » afin qu’il entende les « préoccupations du peuple ». Pour lui, « le stade et Internet restent les derniers terrains non contrôlés par le régime et dans lesquels l’anonymat et l’effet de masse encouragent l’expression de discours non censurés ». Il voit dans ces résistances alternatives une preuve que leurs « idées sont partagées par une bonne partie de la population et contribuent donc à consolider ou faire renaître un esprit de dissidence ». Pour ce Wydadi, « les chants des stades sont le symptôme d’une crise sociale horrible ».

Un ancien ultra marocain confirme les propos de son compatriote : « Au Maroc, c’est difficile d’aller dans la rue et de manifester, le stade est la seule échappatoire pour que le peuple exprime son opinion tout en touchant au passage un large public ». Il nuance « C’est du moins un des très rares endroits où tu es sûr de ne pas avoir de problèmes » mais revient à la nécessité de toucher les gens : « Toucher un large public, pour que ce même public reprenne ces mêmes idées etc., c’est une sorte de chaîne finalement… mais qui commence par un endroit : les tribunes ».

 

Pour aller plus loin et illustrer les propos tenus dans ce papier, voici des extraits de ces chants des tribunes, traduites en français par l’un des intervenants, que je remercie chaleureusement pour son aide précieuse.

Chant des Winners du Wydad :

« Voix du peuple opprimé

Voix des gens préoccupés

Je viens chanter je viens dire

Je viens clasher le gouvernement

 

 

Dans la tyrannie ils ont dépassé les limites

Avec les matraques ils nous ont tabassé

La porte de la liberté est fermée

Dans le virage ils nous ont asphyxié

Chaque partie je viens craquer (un fumigène)

La caméra me vise

Cagoule je cache mon visage

Pour que la DST ne me filme pas (les services secrets)

Alors que je viens supporter

Dites-moi qu’est-ce que j’ai fait

All cops are bastards

Policier tiens ma bite

LIBERTE

C’est ce qu’on veut mon dieu

LIBERTE

Qu’elle console mon cœur

X2

Ils nous ont traité comme des gamins

Nous ne comprenons pas la mentalité

 

Le jugé est victime d’injustice

Sa mère est triste et préoccupée

Ses yeux ne connaissent pas le sommeil

Des infos me parviennent par téléphone

Un de mes amis a disparu

DST (service secret) est entré à la maison

 

Dans notre pays la loi est injuste

Mais tu n’y peux rien contre nous

Mon dieu change cette injustice

 

Les menottes aux mains

Avec ce racisme

Vous avez tourné une pièce de théâtre

Vous m’avez collé une affaire

Vous avez fait pleurer mes parents

Oh mes parents

 

Ramenez la police Ramenez la police

Vous ne nous faites pas peur avec vos armes

On ne lâchera pas on ne lâchera pas

Nous avons juré de rester

Plus de police plus de police

Vous ne nous faites pas peur avec vos armes

On ne lâchera pas on ne lâchera pas

 

Nous avons juré de rester

Tapez la recherche dans votre patrouille

Un nom sort pour connaitre une identité

Des bandes criminelles

Dans le PV ils ont écrit

La situation est anormale

Et la presse en rajoute »

 

Chant des Eagles du Raja : https://www.youtube.com/watch?v=JJGCTJN5a5s

Dans mon pays ils m’ont fait du tort

À qui adresser ma plainte

La plainte est pour le bon dieu

Lui seul sait

 

 

Dans ce pays nous vivons dans une nébuleuse

Soutiens-nous seigneur

Ils nous balancent le cannabis de Ktama (région connue pour la production de cannabis)

Nous ont laissé comme des orphelins

Vous rendrez compte dans l’au-delà

 

Vous avez gâché des talents

Par étourdissement vous l’avez cassé

Comment voulez-vous les voire

Vous avez volé l’argent du pays

Vous l’avez filé aux étrangers

Vous avez opprimé une génération

 

Ohohoho

Vous avez tué la passion

Ohohoho

Vous avez commencé la provocation

X2

 

Le zéro que vous avez inventé (le chiffre 0 est une invention arabe)

Et que vous nous appliquez

Et avec vous voulez gouverner

Pour un fumigène vous décidez des huis clos

Et vous interdisez les tifos

Et les ultras vous combattez

 

Vous nous accusez d’hooliganisme

Avez-vous oublié combien vous avez applaudit

Et vous nous récompensez par des mois de prison

 

Vous avez gâché la vie d’un Rajaoui (le Raja est l’équipe en question)

Son travail et ses études

Parce que vous n’avez pas compris la passion

 

Ohohoho

Passez-moi la famille

Ohohoho

Il y a eu tellement d’histoires sur moi

De ces histoires j’ai eu ras le bol

 

Chaque jour même parole

Dans la maison ou dans la rue

« Qu’est qu’elle vous a donné la verte » (La verte : surnom de l’équipe)

Tu as gâché ta vie pour elle

Et combien tu as dépensé pour elle

Et jamais tu ne l’as abandonné

 

Mes chers comprenez-moi,

Pourquoi voulez-vous nous séparer

Du Raja qui me console,

C’est mon dernier mot

Je l’écris de mon cœur, les larmes aux yeux

 

Ohohoho

Bon dieu ait pitié de nous

Des supporters du MA Tétouan (ville du nord du Maroc) sont même allés jusqu’à siffler l’hymne en signe de protestation

*Les intervenants, conformément aux habitudes des mouvements ultras, ont préféré rester anonymes, par discrétion mais également par modestie, tant mes échanges avec eux ont laissé transparaitre une réelle volonté d’intégrer leurs pensées dans un cadre systémique et collectif.

 

Crédits : https://lagrinta.fr/top-10-les-tifos-du-week-end-64&7245/

 

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